mercredi 9 mai 1984

427 : Cass. Ass. Plén. 9 mai 1984, L’arrêt Lemaire

L’arrêt Lemaire du 9 mai 1984


L’arrêt Lemaire (Cass. Ass. Plén. 9 mai 1984, n° 80-93.031) est l’un des arrêts essentiels du droit de la responsabilité civile. Tout comme l’arrêt Derguini (Cass. Ass. Plén. 9 mai 1984, n° 80-93.481), il traite de la notion de faute, et plus particulièrement du discernement.
Traditionnellement, la faute supposait effectivement (outre un élément objectif) un élément subjectif, ou intentionnel. Ainsi, on ne pouvait être l’auteur d’une faute que si l’on était capable de discerner les conséquences de ses actes. Il fallait donc être doué de discernement pour pouvoir commettre une faute. Autrement dit, un enfant, non doué de discernement en raison de son jeune âge, ne pouvait pas commettre une faute au sens du droit de la responsabilité civile.
L’arrêt Lemaire (avec l’arrêt Derguini, également rendu le 9 mai 1984 par l’Assemblée Plénière de la Cour de cassation) est venu renverser ce principe.
Cet article vise à analyser la solution rendue par l’arrêt Lemaire. Avant cela, il convient de retracer les faits de l’espèce, la procédure et les prétentions des parties.

Les faits de l’arrêt Lemaire

Un ouvrier, prénommé Jacky, effectue des travaux d’électricité dans la dépendance d’une ferme.
Une dizaine de jours plus tard, un jeune garçon de 13 ans, Dominique, dont les parents exploitent la ferme en question, pénètre dans la dépendance de la ferme. En essayant de visser une ampoule à infrarouge dans une douille, il meurt électrocuté.
Les parents de Dominique citent alors Jacky (ainsi que son patron) à comparaître devant le Tribunal correctionnel de Dunkerque. Ils demandent, outre la condamnation pénale de ces derniers, la réparation de leur préjudice sur le plan civil.

La procédure et les prétentions des parties

Après un jugement du 11 mai 1979 rendu par le Tribunal correctionnel de Dunkerque, l’affaire est portée devant la Cour d’appel de Douai.
Dans un arrêt du 28 mai 1980, la Cour d’appel de Douai retient la relaxe du patron de Jacky. Elle considère ce dernier non coupable du délit d’homicide involontaire. En revanche, pour la Cour d’appel, Jacky est bien coupable du délit d’homicide involontaire. Elle le condamne à une amende avec sursis.
Mais c’est surtout sur le plan civil que réside l’intérêt de l’arrêt de la Cour d’appel de Douai. En effet, la Cour d’appel considère que la responsabilité de la mort de Dominique est partagée entre Jacky et Dominique lui-même. Plus précisément, elle considère que Jacky n’est responsable que pour moitié des conséquences de l’accident, et donc que Dominique est également lui-même responsable pour moitié.
Selon la Cour d’appel, Dominique aurait dû, “avant de visser l’ampoule, couper le courant en actionannt le disjoncteur”. La Cour d’appel ajoute que “cette précaution était d’autant plus impérative qu’aucune indication ne pouvait être déduite de la position de l’interrupteur, celui-ci étant rotatif”. Ainsi, en ne prenant pas ses précautions, Dominique a commis une faute ayant contribué à la réalisation de son dommage. Il s’agit d’une cause d’exonération partielle de responsabilité pour Jacky. Par conséquent, le droit à réparation des parents de Dominique doit être réduit.
Ni les parents de Dominique, ni Jacky, ne sont satisfaits de cette décision de la Cour d’appel de Douai. Ils décident donc de se pourvoir en cassation.
En particulier, les parents de Dominique considèrent que Jacky devrait être déclaré entièrement responsable de l’accident. Selon eux, Dominique n’a pas pu commettre de faute car étant un enfant âgé de 13 ans, il n’était pas capable de discerner les conséquences de ses actes.
Comme dans l’arrêt Derguini, la Cour de cassation devait donc répondre à la question suivante : un enfant peut-il commettre une faute au sens du droit de la responsabilité civile ? Peut-on commettre une faute si l’on  est pas capable de discerner les conséquences de ses actes ?
Cette question étant une question de principe, l’affaire a été renvoyée devant l’Assemblée Plénière.

L’arrêt Lemaire : la consécration de la faute objective

A la question de savoir si un enfant non doté de discernement peut commettre une faute, l’Assemblée Plénière, dans son arrêt Lemaire, répond par l’affirmative.
Elle relève que selon l’arrêt de la Cour d’appel de Douai, Dominique “aurait dû, avant de visser l’ampoule, couper le courant en actionnant le disjoncteur”.
De plus, selon l’Assemblée Plénière, la Cour d’appel n’avait pas à vérifier si Dominique était capable de discerner les conséquences de son acte. Elle a donc valablement pu estimer, sur le fondement de l’ancien article 1382 du Code civil (aujourd’hui article 1240 du Code civil), que Dominique avait commis une faute qui avait participé (avec celle de Jacky) à la réalisation du dommage.
L’arrêt Lemaire confirme donc le partage de responsabilité entre Jacky et Dominique, et la réduction du droit à réparation des parents de Dominique.
Il ressort de cet arrêt (et de l’arrêt Derguini) qu’on peut commettre une faute alors même qu’on n’est pas doté de discernement, alors même que l’on ne peut pas mesurer la portée de ses actes. Le discernement n’est  donc plus une condition de la faute en droit de la responsabilité civile. C’est la consécration de la faute objective ; il suffit d’un comportement humain illicite (qui peut être un acte positif ou une abstention) pour caractériser la faute.
Par le site: fiches-droit.com

426 : Cass. Ass. Plén. 9 mai 1984, L’arrêt Derguini


L’arrêt Derguini du 9 mai 1984


L’arrêt Derguini (Cass. Ass. Plén. 9 mai 1984, n° 80-93.481) fait partie des grands arrêts du droit de la responsabilité civile. Il traite de la faute, et plus précisément des élements constitutifs de la faute. On sait en effet que pour être caractérisée, la faute requiert un comportement humain illicite (soit un acte positif soit une abstention). Il faut donc qu’un humain fasse ou ne fasse pas quelque chose pour qu’il y ait faute.
Mais la faute nécessite-t-elle également un élément subjectif ? Faut-il avoir conscience des conséquences de son acte pour commettre une faute au sens du droit de la responsabilité civile ? De manière plus générale, faut-il être doué de discernement pour pouvoir commettre une faute ?
C’est à cette question que répond l’arrêt Derguini. Intéressons-nous d’abord aux faits de cet arrêt.

Les faits de l’arrêt Derguini

Une jeune fille de 5 ans, du nom de Fatiha, s’engage brusquement dans la traversée d’une route sur un passage protégé. L’irruption sur la chaussée ayant été soudaine, elle est alors renversée par une voiture. A la suite de cet accident, Fatiha décède.
Naturellement, les parents de la jeune fille assignent en responsabilité le conducteur de la voiture afin d’obtenir indemnisation de leur préjudice.

La procédure

Le 21 janvier 1977, le Tribunal correctionnel de Thionville rend un jugement dans lequel il décide d’un partage de responsabilité entre le conducteur de la voiture et la jeune fille. En effet, le tribunal correctionnel retient la faute du conducteur, mais également celle de la jeune fille en ce qu’elle n’avait pas à traverser la route alors qu’une voiture était sur le point de passer. La faute de la victime étant une cause d’exonération partielle de responsabilité, la responsabilité du conducteur est donc réduite, tous comme les dommages et intérêts octroyés aux parents de la jeune fille. Plus précisément, le tribunal correctionnel considère que la petite fille est responsable pour moitié de l’accident. Ce faisant, les parents ont droit à des dommages et intérêts, mais seulement à hauteur de la moitié de leur préjudice.
Mécontents de cette décision, les parents décident de faire appel. L’affaire est portée devant la Cour d’appel de Metz, qui statue le 1er juillet 1977. La décision de la Cour d’appel de Metz n’est pas reproduite dans l’arrêt Derguini. Toujours est-il que suite à cette décision, les parents de la victime forment un pourvoi en cassation.
Dans un arrêt du 13 décembre 1978, la Chambre Criminelle de la Cour de cassation casse l’arrêt de la Cour d’appel de Metz et renvoie la cause et les parties devant la Cour d’appel de Nancy.
La Cour d’appel de Nancy rend sa décision le 9 juillet 1980. Elle confirme le jugement du Tribunal correctionnel de Thionville en date du 21 janvier 1977. Ainsi, selon la Cour d’appel, la responsabilité est partagée entre le conducteur de la voiture et la jeune fille. Chacun est responsable pour moitié de l’accident. En particulier, la jeune fille a commis une faute en traversant le passage alors que la voiture arrivait. Le fait que la jeune fille soit âgée de 5 ans et donc qu’elle ne soit pas douée de discernenemt, est indifférent.
Une nouvelle fois, les parents de la jeune fille décident de se pourvoir en cassation. Pour eux, la faute n’est caractérisée qu’en présence d’un élément subjectif ; il faut avoir conscience de la portée de son acte pour pouvoir commettre une faute. Or il est clair que Fatiha, âgée de 5 ans, n’était pas en mesure de discerner les conséquences de ses actes. Par conséquent, elle n’a pas commis de faute et seule la faute du conducteur doit être retenue comme cause du dommage.
La question qui était posée à la Cour de cassation était donc la suivante : un enfant (qui plus est âgé de 5 ans) peut-il commettre une faute au sens du droit de la responsabilité civile ? Autrement dit, pour commettre une faute, faut-il être capable de discerner les conséquences de ses actes ?

L’arrêt Derguini : la consécration de la faute objective

Dans son arrêt Derguini, l’Assemblée Plénière de la Cour de cassation met fin au débat ; la jeune fille, en s’engageant sur la route alors qu’une voiture arrivait, a bien commis une faute au sens de l’ancien article 1382 du Code civil (aujourd’hui article 1240 du Code civil). La Haute Juridiction relève que selon l’arrêt de la Cour d’appel de Nancy, l’irruption intempestive de la jeune fille sur la route “avait rendu impossible toute manoeuvre de sauvetage de l’automobiliste”. Par conséquent, la Cour d’appel a pu valablement retenir que la jeune fille avait commis une faute qui avait concouru, avec celle du conducteur, à la réalisation du dommage dans une proportion souverainement appréciée.
La responsabilité est donc partagée entre le conducteur de la voiture et la jeune fille, et l’indemnisation des parents est réduite.
L’Assemblée Plénière de la Cour de cassation ajoute que la Cour d’appel “n’était pas tenue de vérifier si la mineure était capable de discerner les conséquences de tels actes”. C’est dire qu’on peut commettre une faute sans avoir conscience de la portée de ses actes. L’élément subjectif (en l’occurrence le discernement) n’est plus un élément constitutif de la faute. Un simple fait humain illicite est suffisant. C’est la consécration de la définition objective de la faute.
Cet arrêt Derguini doit être analysé en parallèle d’un autre arrêt rendu le 9 mai 1984 par l’Assemblée Plénière : l’arrêt Lemaire (Cass. Ass. Plén. 9 mai 1984, n° 80-93.031). Dans son arrêt Lemaire, l’Assemblée Plénière juge également qu’un mineur peut commettre une faute ayant contribué à la réalisation de son propre dommage, et par conséquent qu’on peut commettre une faute même si l’on n’est pas capable de discerner les conséquences de ses actes.
On voit donc que la Cour de cassation a clairement souhaité mettre fin à la nécessité d’un élément subjectif pour caractériser la faute. Ces arrêts Derguini et Lemaire représentent une rupture en ce qu’auparavant, il n’était pas possible d’engager la responsabilité d’un mineur dépourvu de discernement.

Ces deux arrêts ont fait jurisprudence. Aujourd’hui, il ne fait pas de doute qu’un mineur peut commettre une faute (Cass. Civ. 2ème, 20 oct. 2016, n° 15-25.465). Le discernement n’est plus une condition de la faute.