3. Les grands axes de réforme de la justice,
par Fabien Girard de Barros
Last mais sans doute not least,
les axes de réforme des chantiers de la Justice du présent Gouvernement
viennent d'être dévoilés... sans grande surprise à dire vrai.
Sans grande surprise, parce que
la philosophie de ces réformes, civiles et pénales, innervaient les travaux de
la Justice du 21ème siècle, alias J21, les multiples rapports plus ou
moins alarmistes sur l'état (surtout statistique) de notre Justice, quand les
axes présentés ne sortent pas tout droit de l'air du temps, de l'esprit de
transparence, de simplification comme celui de la legal-tech.
Ce qui ne veut pas dire que les
propositions formulées par la ministre de la Justice cèdent au modernisme. Bien
au contraire elles tentent d'accélérer la mainmise du positivisme juridique sur
toutes les strates de la Justice et du Droit, pour échapper aux rythmes
calendaires trop prudents des précédentes grandes réformes (40 ans pour la
procédure civile pour aboutir au NCPC en 1975 ; trente ans pour les obligations
et les contrats pour aboutir à la réforme de 2016). Positivisme juridique de
Kelsen ou de Motulsky, les deux maîtres à penser de la philosophie du droit,
fort peu contestés, depuis l'après-guerre, sont donc à l'honneur.
Soit. La Justice se déclinera
donc sous les hospices de trois qualificatifs lourds de sens et de conséquences
: une Justice digitale, une Justice de professionnels, une Justice sans
peine.</introduction>
Attention, la justice digitale
n'est pas la justice dématérialisée : la première dépasse de loin la seconde,
même si elle en est étroitement dépendante. Le dépôt de plaintes en ligne, la
constitution de partie civile, notamment par voie dématérialisée, et la saisine
de la juridiction en ligne au civil, accompagnée d'une mise en état dynamique
des affaires, c'est autrement plus consubstantiel à l'idée de Justice que
d'instaurer un dossier unique au pénal, du recueil de la plainte au jugement ou
d'ouvrir à l'ensemble des parties la possibilité de suivre par voie
dématérialisée l'avancée de la procédure et de connaître le calendrier fixé
pour leur affaire. Encore qu'il faille, au préalable, mettre en place une
plateforme d'échange des documents volumineux qui assurera une totale
traçabilité des échanges, comme nous le rappelle prosaïquement Nicole
Belloubet.
C'est une chose d'accéder par
voie digitale (une évidence aujourd'hui) à l'information et de faciliter les
échanges comme sous l'égide du RPVA ou des conventions conclues entre
professionnels du droit et juridictions, et d'ouvrir l'action en justice,
c'est-à-dire la demande de reconnaissance d'un droit subjectif, l'essence même
de la Justice, à... une boîte noire, algorithmique, gérée par le service public
de la Justice ou un délégataire privé issue peut-être de cette legal-tech
tant courtisée (dixit "la vision prospective qui s'appuie de
manière raisonnée sur les legal-tech, notamment dans le domaine de la
médiation en ligne") ? Le paroxysme étant la déshumanisation de la
Justice au nom de l'efficacité procédurale par la création d'une juridiction
unique dématérialisée du traitement des demandes des injonctions de payer.
Bien entendu, on peut se
féliciter de vouloir favoriser l'accès à la justice en érigeant une justice
sans juge, "en recentrant le juge et le greffe sur les tâches qui
justifient l'intervention de l'autorité judiciaire" nous livre le
dossier de presse (en déjudiciarisant certaines procédures, l'ambition est
claire ; en développant les règlements amiables des différends [Modes
Alternatifs de Règlement des Différends - MARD], à tous les stades de la
procédure, la consécration est de mise). Après tout le rapport
"Canivet" ne promouvait rien d'autre : "un certain nombre de
litiges de la vie courante, simples, répétitifs et de faible montant"
doivent "être jugés par des moyens électroniques ?: la formulation des demandes,
la production des preuves et des mémoires, et même éventuellement le jugement,
rendu et exécuté en ligne". Une telle option, si elle devait être
retenue, déboucherait sur une refonte des attributions des lieux de justice :
"Lorsque la comparution physique n'est pas indispensable, la proximité
géographique de la juridiction n'est plus nécessaire", concluait le
Haut magistrat.
Mais, la digitalisation c'est
aussi la simplification du financement du procès en permettant de demander en
ligne l'aide juridictionnelle afin d'accélérer son obtention tout en
maintenant, pour les publics les plus fragiles, la possibilité de déposer un
formulaire papier. En même temps... conférer désormais les modalités
d'appréciation du dossier par le bureau de l'aide juridictionnelle et la
gestion de la masse des demandes.
Finalement, comme pour mieux
suivre les théories d'Henri Motulsky, l'action en justice se résume bien, non
pas à obtenir la Justice -car la Justice sans juge n'existe pas-, mais bien à
obtenir une décision de justice ; la nuance est d'importance, alors que le
théoricien du droit concluait par "l'action en justice est un droit
subjectif, dont le sujet passif est le juge". Qu'est-ce que la
digitalisation universelle de la Justice si ce n'est la passivité du juge ?
Une passivité qui peut même
confiner à son absence revendiquée. C'est la mise en place d'un mécanisme de
verbalisation pour certains délits comme l'usage des stupéfiants, sur la base
d'une amende forfaitaire délictuelle : en clair la forfaitisation de la
sanction pénale. C'est la conclusion d'une transaction financière avec le
suspect sans qu'il soit nécessaire de solliciter ensuite une homologation par
un juge du siège. Quid du respect des droits de la défense, de
l'équilibre infraction /sanction, de l'erreur manifeste d'appréciation ? Quid
de la justice pénale rendue par un juge, tout simplement ? C'est encore
l'extension du juge unique, notamment en appel et la simplification de la
répartition entre collégialité et juge unique devant le tribunal correctionnel
: réduire le nombre de juges sollicités par affaire ne procède pas d'une simple
logique comptable (moins de juges par affaire = plus de juges pour plus
d'affaires) ; mais relève là-aussi d'une logique positiviste. Puisque le rôle
du juge, digitalisé ou non, est d'appliquer la règle de droit en tant que
prescription normative (habilitation/interdiction/autorisation/obligation),
sans que le moindre jugement de valeur y soit porté (exit le
"juste" ou "injuste", la "bonne" ou
"mauvaise" norme) -ça c'est pour la Justice selon Kelsen-, à quoi bon
avoir plusieurs juges pour faire l'exégèse des textes et appliquer une norme de
plus en plus précise, experte, qui laisse de moins en moins cours à
l'interprétation, surtout quand c'est l'Etat qui interprète ses normes par la
profusion de circulaires, à un dossier transformé en métadonnées ?
La sécurité, l'absence d'aléa :
c'est cela une Justice de professionnels.
L'expérimentation d'un tribunal
criminel départemental composé de magistrats professionnels pour accélérer le
jugement des affaires criminelles : c'est la grande affaire de la réforme selon
les journalistes. Cacher ce jury populaire que l'on ne saurait écouter :
d'aucuns crient au mépris de la vox populi, d'autres à l'efficacité et
au pragmatisme face à une correctionnalisation rampante des crimes, par peur
des soubresauts populaires et d'une durée fantasque des procédures d'assise. Il
est loin le temps où l'on voulait expérimenter à l'inverse l'introduction des
jurys... au correctionnel ; les tribunaux de Dijon et de Toulouse ayant mis fin
à l'expérimentation lancée en 2010 par Nicolas Sarkozy et jugée trop coûteuse
par la Chancellerie. Ah, nous y voilà... une logique d'efficacité, de
pragmatisme, mais aussi une logique comptable soutirerait au Peuple, sa
dernière parcelle de souveraineté directe en matière de Justice. Le jury
populaire, avec la Révolution française, c'était la fin de l'arbitraire, des
lettres de cachet... le tribunal criminel, c'est la professionnalisation
absolue de la Justice et, qu'on le veuille ou non, une manière de dire : la loi
précède le droit, alors merci bonnes gens de ne pas interférer dans son
interprétation et dans son application. Encore le positivisme juridique à
l'oeuvre contre un jusnaturalisme trop prégnant chez les jurés. De là à parler
de méfiance envers le jugement populaire...
Supprimer le litige, c'est aussi
supprimer l'aléa : le développement de la comparution sur reconnaissance
préalable de culpabilité ou la possibilité de ne faire appel que sur le quantum
de la peine devant les cours d'assises... Ne pas remettre en cause la décision
d'un magistrat sur le fond, par le peuple. Responsabiliser les parties en
inscrivant leur instance dans des délais prévisibles, permettre de fixer dès le
premier rendez-vous judiciaire, lorsque les avocats auront fait le choix d'une
procédure participative, la date de fin de procès : encadrer le procès, mieux
enfermer pour rendre la Justice plus vite.
Professionnaliser la justice,
c'est aussi reconnaître que le juge n'est pas forcément expert à protéger le
plus faible dans certaines circonstances : c'est la modernisation du contrôle
du juge sur les actes concernant les majeurs sous tutelle en le concentrant sur
les actes aux conséquences les plus lourdes et en confiant la vérification des comptes
de gestion à des professions réglementées (experts comptables, huissiers,
notaires) quand le patrimoine le justifie. Qu'on enlève au juge ces tâches
d'audit qui ne relèvent ni de sa formation, ni de sa participation à l'Oeuvre
de justice. Une fois encore tout sera dans la nuance et le périmètre de
compétence ou d'incompétence.
La justice de professionnels,
c'est aussi reconnaître la complexité du droit et par conséquent son
application. Aussi, cette complexification même de la matière oblige à ce que
les professionnels (les magistrats) se spécialisent eux-mêmes : il pourra y
avoir des expérimentations à l'échelon régional pour que des premiers
présidents et des procureurs généraux puissent assurer, dans le respect de
l'indépendance juridictionnelle, des fonctions d'animation et de coordination
pour plusieurs cours d'appel situées dans une même région. De la même manière,
certains contentieux civils spécialisés pourraient être regroupés dans une cour
d'appel qui traiterait de ce contentieux pour l'ensemble de la région. Les
procureurs généraux et les premiers présidents des cours d'appel pourront
proposer la création de pôles spécialisés dans un tribunal de grande instance
qui traitera d'un contentieux civil ou pénal pour l'ensemble du département. Etendre
la représentation obligatoire pour que les justiciables soient défendus par des
avocats dans les matières les plus complexes juridiquement et en appel, tout en
maintenant la possibilité pour les justiciables de saisir le juge sans avocat
pour les litiges du quotidien et notamment les litiges portant sur un enjeu
inférieur à 10 000 euros : c'est aussi ménager complexité et gestion des small
cases.
Et puisque le positivisme
commande le dogme de l'infaillibilité du magistrat, ou presque, la suite
logique était de reconnaître le caractère exécutoire de la décision de première
instance pour que les décisions de justice s'exécutent rapidement. Pas d'aléa
interprétatif, suprématie de la loi appliquée à un dossier rondement intégré à
une base de données : CQFD. Quid des statistiques d'infirmation en appel
(réponse avec les nouveaux outils dit de prédictivité) ? Quid des
conséquences irréparables pour celui qui succombe en première instance ?
Enfin, la Justice doit être
"sans peine" ; non pas que la justice pénale doive être amputée
de tout idée de sanction ; mais il faut repenser cette idée de sanction pénale,
et singulièrement le rôle de la prison, au regard de la surpopulation carcérale
et de la radicalisation des prisonniers qui font de la prison un foyer de la
récidive.
"Le châtiment est passé
d'un art des sensations insupportables à une économie des droits suspendus"
écrivait Michel Foucault, dans Surveiller et punir. Le philosophe
croyait ainsi opposer l'ordalie moyenâgeuse et le rouet royal à la vue de tous,
à la seule privation de liberté constitutive de la peine de prison. C'est que
la prison est devenue, 40 ans plus tard, une "sensation" elle-même
insupportable (la surpopulation moyenne est de 140 % dans les maisons d'arrêt
avec, pour certains établissements, des taux atteignant les 200 %). Aussi, pour
dégrossir les rangs des prisonniers parqués au mitard et tendre vers
l'encellulement individuel pour atteindre un taux de 80 %, il n'y a que deux
options, toutes deux célébrées par la future réforme : diminuer le nombre de
peines d'emprisonnement et construire de nouvelles places pénitentiaires.
Pudiquement on parlera de "redonner
du sens à la peine" : en développant les peines autonomes et
alternatives et en facilitant les conditions de leur prononcé ; en évitant les
courtes peines, en prohibant le prononcé des peines inférieures ou égales à un
mois ferme et en prévoyant que, sauf exception, les peines de moins de six mois
s'exécuteront hors des établissements pénitentiaires ; en fusionnant la
contrainte pénale et le sursis avec mise à l'épreuve en conservant le meilleur
de chacun de ces deux régimes. A l'autre bout de la chaîne, il faut améliorer
les conditions de détention en développant le travail et la formation et lancer
un programme équilibré qui doit permettre de disposer de 7 000 places
supplémentaires en 2022 et d'avoir engagé la construction de 8 000 autres pour
des livraisons d'ici 2027. Voilà... comment, avec quel financement ? Suivant
quelle étude d'impact ? On ne saurait dire pour le moment.
"Il faut redonner toute
sa place au débat sur la peine en permettant au tribunal de faire un choix
éclairé avec le renforcement des enquêtes de personnalité et en lui permettant
de se prononcer sur les conditions d'exécution et d'aménagement de la peine"
: ah ! Moins de place pour l'exégèse de la loi et pour la suprématie normative.
On socialise le débat pour là encore éviter l'incarcération improductive, voire
dangereuse en matière de récidive, et... coûteuse.
Eviter les sorties sèches, en
rendant systématique la libération sous contrainte au 2/3 de la peine sauf
décision contraire du JAP, pour les peines de moins de cinq ans
d'emprisonnement. Même raisonnement... même peine.
On sait que la prison comme lieu
d'enfermement, de privation de liberté est un accident de l'Histoire. La peine
de mort, les galères, le bagne étaient la norme jusqu'au XXème siècle ;
l'amende ou l'assignation à résidence faisaient déjà office de sanctions
pénales communes au Moyen-Age ! Donc rien de nouveau sous le soleil. Mais la
prison moderne est d'abord une entreprise de culpabilisation travaillant les
consciences individuelles à travers un regard tout-puissant, celui du maton,
toujours selon Michel Foucault. Il faut reconnaître que le regard tout-puissant
est aujourd'hui empreint d'aveuglement si l'on en croit les trafics en tout
genre qui se développent dans nos prisons ; il faut reconnaître que le
tout-puissant change même de nature si l'on en croit la radicalisation
progressive des prisonniers. La fonction normalisatrice de la prison n'est plus
-si tant est qu'elle ait jamais existée-. Le panoptisme tant à une surveillance
générale de tous par tous, les nouvelles technologies de l'information et de la
communication le permettent encore plus qu'auparavant ; alors pourquoi ne pas
prendre acte et favoriser la réinsertion... à domicile ? Le pari est audacieux
; une mesure, un correctif, est nécessaire pour enrayer la pompe criminogène
que constitue la prison. Souvenons-nous de la réplique de John Galsworthy, dans
Justice (Acte II) : "Maintenant il peut être sauvé. Jetez-le en
prison, et je vous affirme qu'il sera perdu".
Les buts sont évidemment de
renforcer la sécurité dans les détentions et de faire de l'incarcération un
temps utile, de réparation et de lutte contre la récidive. Ite missa est
?
Et, pour ne pas susciter ou à
tout le moins renforcer la grogne des avocats, des magistrats, des greffes, on
promet qu'aucune juridiction ne sera fermée, même si les tribunaux de grande
instance et les tribunaux d'instance seront fusionnés. Et, il n'y aura aucun
schéma de réorganisation territoriale des cours d'appel arrêté au niveau
central ; en revanche au niveau local ? Les professionnels de la Justice sont
rassurés, ces expérimentations devront reposer sur une approche consensuelle au
sein des territoires. Aux Hommes de bonne volonté, les mains pleines...
L'ambition des chantiers est de
restaurer la confiance du citoyen dans le service public de la Justice. Il
s'agit de renforcer l'accessibilité et la qualité de la Justice tout en
améliorant le quotidien des professionnels du droit et de la Justice. Voilà le
voeu formulé par la ministre de la Justice, lors de sa présentation à la presse
des axes de ses différentes réformes. C'est Guy Canivet lui-même qui posait
l'équation : "La justice a une force d'inertie considérable. Il s'agit
désormais de bousculer les habitudes en se posant la question de la nature du
service". A la lecture de cette liste à la Prévert des mesures
actuellement à l'étude, on peut se poser effectivement la question de la nature
même de la Justice de demain. Où l'on craint une Justice
"naturaliste" avec le développement des MARD, en parallèle d'une
Justice "positiviste" au sein des algorithmes avec en bout de course
un juge, seul, infaillible pour dire, non pas le droit, mais la loi applicable
à un dossier abstractisé. Etrange de Justice sans avocat, sans juge, sans
prison ; mais avec les médiateurs, le web pour écrin au lieu des
colonnes doriques et un bracelet électronique à la cheville. Le diable est dans
les détails : tout sera affaire de garde-fous.
"De tout temps les
tribunaux ont exercé sur moi une fascination irrésistible. En voyage, quatre
choses surtout m'attirent dans une ville : le jardin public, le marché, le
cimetière et le palais de justice". C'est par ces quelques mots qu'André
Gide introduit ses Souvenirs de la cour d'assises. Demain, le
reconnaîtrait-il ce palais de justice objet de sa fascination ? Lui qui pensait
que les jurés représentaient la Société et étaient bien décidés à la défendre !
Mais, qui avait déjà conscience, en 1922, des limites de la souveraineté du
jury populaire : "'Le président m'a dit que jusqu'à présent nous avions
très bien jugé'" répétait, il y a quelques jours, un des jurés ; et ce
satisfecit du président courait de bouche en bouche, et chacun des jurés
s'épanouissait à le redire".
Fabien Girard de Barros
Lexbase
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