Une plaidoirie pour le maintien du terme « intérêt » à l’article 1061 de l’avant-projet d'ordonnance portant réforme du droit des contrats (art 1162 du code civil)
Par Mohammed Bellamallem*
L’article 1161 de avant-projet d'ordonnance portant réforme du droit des contrats, du régime et de la preuve des obligations, (devenu article 1162 du code civil) a suscité plusieurs critiques et que la direction des affaires civiles et du Sceau avait l’intention de prolonger la réflexion sur ce sujet.
Nous essayons dans cette contribution (à la consultation publique) d’apporter quelques arguments défendant le maintien du terme « intérêt » comme il était prévu lors de la première version du projet de réforme du droit des contrats de la Chancellerie présenté en juillet 2008, au lieu du terme "but" employé dans la version du projet d'ordonnance actuelle, qui est trop pauvre et ne mérite pas d’être le remplaçant de notre fameuse notion : "la cause", pour les raisons suivantes :
1. Par l’extrême variété de sens acquise par la notion d’« intérêt ». Le Trésor de la langue française ([1]) ne relève pas moins d’une dizaine de sens principaux, accompagnés de très nombreuses nuances pour chacun d’eux, énumérées sur six pages, aux côtés des sens particuliers acquis par le vocable dans une foule d’expressions. À titre d’exemple, il suffira d’évoquer dans le seul domaine juridique: «intérêts privés», «intérêts publics», «intérêts civils», «intérêt commun», «intérêt général» et «intérêts particuliers», «intérêts protégés», «intérêts purs et simples », « intérêt légitime », « intérêts licites ou illicites », « intérêt de la loi », « intérêts légaux », « intérêt moral », « intérêt pour agir», « intérêt des parties », « intérêt des tiers », « intérêts en cause » ou « en présence », « intérêt éventuel », « intérêts de droit » ou «intérêt conventionnel », « intérêts judiciaires », «intérêt collectif » et « groupes d’intérêts », « dommages et intérêts », « intérêt du contrat », « conflits d’intérêts », « intérêts compensatoires » ou «moratoires», etc. et des locutions du type : « Pas d’intérêt, pas d’action ».
2. L’intérêt se trouve dans tous les livres du Code civil. À titre d’exemple, un auteur ([2]) a relevé les occurrences du terme « intérêt », dans le Livre premier du Code civil, à l’exception de deux cas : lorsque le terme a le sens d’« intérêt d’un capital », et lorsqu’il se présente dans l’expression « dommages—intérêts ». On rencontre 56 fois le terme « intérêt » ainsi déterminé, dans 48 articles (le terme est parfois répété — et pas toujours dans le même sens — dans un même article), sur les 615 que compte actuellement le Livre premier du Code civil, et malgré l’abrogation pure et simple d’un grand nombre de textes originaux.
3. La doctrine allemande a tout naturellement commencé sa réflexion dans la perspective téléologique. Si elle a finalement préféré remplacer le « but » par « l’intérêt », car le terme « intérêt » exprime les « exigences de la vie » sur lesquelles le droit doit s’aligner. Elle aura une propension à traduire toutes les réalités juridiques en termes d’intérêts. C’est ce qui donne un dynamisme à sa méthode, car les autres expressions, déjà utilisées ou proposées, telles que « exigences » ou « but », tout en exprimant, elles aussi, une ouverture vers la vie, demeurent statiques. La notion, de « but », en particulier, est inadéquate : elle réduit les questions juridiques à un seul dénominateur, alors que les intérêts, nécessairement multiples, répondent mieux à la complexité de la vie. Dans le droit actuel, aucun intérêt n’est isolé, il
se trouve constamment en conflit avec d’autres intérêts : l’ouverture vers la vie signifie la prise en considération, de tous les intérêts et non pas simplement de cet intérêt prépondérant ou vainqueur que l’un baptise «but»([3]).
se trouve constamment en conflit avec d’autres intérêts : l’ouverture vers la vie signifie la prise en considération, de tous les intérêts et non pas simplement de cet intérêt prépondérant ou vainqueur que l’un baptise «but»([3]).
4. Afin de contribuer au maintien du rayonnement du système juridique français, dans les pays qui ont utilisé le Code Napoléon comme source de base de leurs propres lois sur le Code Civil, notamment les pays du Maghreb, Je pense qu’il est mieux que la réforme adopte le concept de l’intérêt comme substitut de la cause, car le mot intérêt n’est pas une notion inconnue dans leurs cultures juridiques. (Vous trouvez ci joint un document qui vous donne une idée de la place primordiale du concept intérêt dans la culture juridique de tous les pays de rite musulman, ce qui veut dire que l’adoption par le législateur français de ce terme dans le livre trois de son code civil sera bien accueillie dans ces pays et les encouragera à intégrer la réforme dans leur propre Code civil).
5. En somme, je n’ai pas besoin d’insister davantage sur l’importance et la richesse du mot intérêt ([4]) par rapport au mot « but », car vous êtes au cœur de l’opération législative et vous avez constaté que l’objet de celle-ci n’est pas autre, que de donner la satisfaction, la plus adéquate, aux diverses aspirations rivales, dont la juste conciliation apparait nécessaire pour réaliser la fin sociale de l’humanité. Le moyen pour obtenir ce résultat consiste à reconnaître les intérêts en présence, à évaluer leur force respective, à les peser, en quelque sorte, avec la balance de la justice, en vue d’assurer la prépondérance des plus importants ([5]). Le juge refait en quelque sorte le travail du législateur, il explore les intérêts présents dans le cas jugé. Il doit descendre jusqu’aux éléments de l’espèce, comprendre les intérêts en jeu, les comparer à ceux dont les partis ont tenu compte dans leur contrat. Dès lors, l'adoption de la notion de l’intérêt - comme il était prévu dans la première version du projet de réforme 2008 - facilite la tâche des juges, car le terme est plus accessible et pertinent que le terme « but ». «L’intérêt » seul mérite le cas échéant d’être le successeur de la cause.
*Doctorant à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
[1] - Intérêt, in Trésor de la langue française. Dictionnaire de la langue du XIX i du XX siècles (1789-1960), t. X, Paris, C.N.R.S., 1983, p. 423-428.
[2] - ARNAUD, A.-J., L’intérêt des personnes: quelques enseignements d’une analyse structurale comparée des textes du livre premier du Code civil français de 1803 à 1987 , in Droit et intérêt, vol.3, Approche interdisciplinaire, Bruxelles, 1990, p. 7.
[3] - Muller, Vladimir, La Philosophie du droit de Philipp V. Heck, Thèse. Droit. Paris II. 1973, p 76.
[4] - Vous trouviez ci-joint, une brève bibliographie des livres et des études qui ont été mené autour de la notion d’intérêt, ce qui montre d’une autre part la richesse de cette notion.
Ø M. MEKKI, « l’intérêt général et le contrat. Contribution à une étude de la hiérarchie des intérêts en droit privé », préface Jacques Ghestin , LGDJ. 2004.
Ø F. OST, Entre droit et non-droit, l'intérêt. Essai sur les fonctions qu'exerce la notion d'intérêt en droit privé, tome II de Droit et intérêt, Bruxelles, Publications F.U.S.L., 1990, 202 p.
Ø Do, Van Dai, Le rôle de l'intérêt privé dans le contrat en droit français, préf. Jacques Mestre, Presses universitaires d'Aix-Marseille , 2004
Pour avoir la totalité de bibliographie autour de "l'intérêt" (5 pages) merci d'adresser un mail à l'administration de la revue: (rjcc.fr@mail.com). Le Prix 1 euros.
[5] - F. Geny, Fr Geny, « méthode d’interprétation et sources en droit privé positif » 2e éd. 1919.., T 2., note 173, p 167.
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