G. La prévalence de l’intérêt sur le texte en
droit privé
Obs,
sous Cass, com. 28-02-2018, n° 16-19422 ; Cass, 1re civ. 21-03-2018, n°
16-28741 ; Cass. 3e civ. 17-5-2018 no 16-15792 ;
Cass. civ. 1, 14 février 2018, n° 17-10499, par M. Bellamallem
On trouvera ci-après des exemples du rôle du
juge civil dans la prévalence des intérêts d’une des parties sur les exigences
d’une disposition légale explicite, comme exception qui confirme la règle et ne
l’annule pas, En principe, les intérêts protégés par le texte ont la priorité
dans l’application sur tous les autres intérêts ou droits subjectifs, sauf s’il
existe un intérêt impérieux qui légitime la remise en cause exceptionnelle d’un
texte. Notre premier exemple dans cette panorama de 2018, c'est l’arrêt de
chambre commerciale de la cour de cassation rendu le 28 février 2018 (n°
16-19422), qui n'a pas fait une application stricte de l'article L. 640-2 du
code de commerce, qui exige pour la conversion du redressement de la débitrice
en liquidation judiciaire, la constatation de la cessation des paiements ,
seule la condition relative à l'impossibilité manifeste du redressement devant
être visée (a), le deuxième exemple, dans ce cadre, c'est l'arrêt de la
Cour de cassation française rendu le 21 mars 2018, qui insiste sur la nécessité
de concilier entre les intérêts contradictoire, et de chercher de l'intérêt le
plus légitime en cas de la contradiction, par exemple, entre l'intérêt au
respect de la vie privée et l'intérêt à la liberté d'expression, et qu'une
telle tâche relève également de la compétence du juge (b). Le troisième
exemple concerne une décision qui peut être présentée comme un modèle des
décisions qui respecte le principe de la hiérarchie des normes, et que la
prévalence d'un intérêt prépondérant n'est qu'une exception, qui ne doit pas
devenir une règle générale, il s'agit, en espèce, d'un conflit entre le droit
de propriété et le droit au respect du domicile, la cour de cassation a opté,
d'une façon classique et ordinaire, pour les dispositions du code civil
concernant le droit de propriété ( article 544 ), la vulnérabilité des
demandeurs et l’ancienneté de leur occupation ne peuvent pas faire obstacle à
la libération des lieux et la démolition de la maison (c).
a. Application de la jurisprudence "google spain"
sur le droit au déréférencement : nécessité d'une mise en balance des intérêts
en présence
Obs, sous Cass. civ. 1, 14
février 2018, n° 17-10499,
La juridiction saisie
d'une demande de déréférencement est tenue de porter une appréciation sur son
bien-fondé et de procéder, de façon concrète, à la mise en balance des
intérêts en présence, de sorte qu'elle ne peut ordonner une mesure
d'injonction d'ordre général conférant un caractère automatique à la
suppression de la liste de résultats, affichée à la suite d'une recherche
effectuée à partir du nom d'une personne, des liens vers des pages internet
contenant des informations relatives à cette personne. Tel est l'enseignement
d'un arrêt rendu par la première chambre civile de la Cour de cassation le 14
février 2018 (n° 17-10499).
En l'espèce, reprochant à Google d'exploiter, sans son consentement, des données à caractère personnel le concernant, par le biais de son moteur de recherche, une personne a saisi le juge des référés, sur le fondement de l'article 809 du Code de procédure civile, pour obtenir la cessation de ces agissements constitutifs, selon lui, d'un trouble manifestement illicite. La cour d'appel (CA Aix-en-Provence, 15 septembre 2016, n° 15/13987 ) a notamment enjoint à Google de supprimer les liens qui conduisent, lors de recherches opérées incluant les nom et prénom de l'intéressé, à toute adresse URL identifiée et signalée par ce dernier comme portant atteinte à sa vie privée, dans un délai de sept jours à compter de la réception de ce signalement. La Cour de cassation rappelle, d'une part, les termes des articles 38 et 40 de la loi "Informatique et Liberté" (loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 ), qui transposent la Directive 95/46 du 24 octobre 1995 et, d'autre part, la solution issue de l'arrêt "Google Spain" du 13 mai 2014 (CJUE, 13 mai 2014, C-131/12 ). Elle précise, notamment, qu'il résulte de cette décision, que, lorsque le responsable du traitement ne donne pas suite aux demandes de déréférencement, la personne concernée peut saisir l'autorité judiciaire pour que celle-ci effectue les vérifications nécessaires et ordonne à ce responsable des mesures précises en conséquence et que, dans la mesure où la suppression de liens de la liste de résultats pourrait, en fonction de l'information en cause, avoir des répercussions sur l'intérêt légitime des internautes potentiellement intéressés à avoir accès à celle-ci, il y a lieu de rechercher, à l'occasion de cet examen ou de ces vérifications, un juste équilibre, notamment, entre cet intérêt et les droits au respect de la vie privée et à la protection des données à caractère personnel. La Cour en déduit la solution précitée et censure, en conséquence, l'arrêt d'appel. En effet, en prononçant une injonction d'ordre général et sans procéder, comme il le lui incombait, à la mise en balance des intérêts en présence, la cour d'appel a violé les articles 38 et 40 de la loi n° 78-17 et 5 du Code civil (1). |
b. Liquidation judiciaire (conversion) : pas
d'obligation de constater la cessation des paiements
Obs, sous cass,
com. 28-02-2018 ; n° 16-19422
Quelles
que soient les conditions dans lesquelles est intervenue l'ouverture de la
procédure de redressement judiciaire, la conversion de celle-ci en une
procédure de liquidation en application de l'article L. 631-15, II, du code
de commerce, dans sa rédaction issue de l'ordonnance n° 2008-1345 du 18
décembre 2008 applicable en la cause, n'impose pas la constatation de l'état
de la cessation des paiements, seule l'impossibilité manifeste du redressement
devant être caractérisée.
Dans
ce cadre, la cour de cassation avait déjà jugé dans un arrêt rendu le 23
avril 2013 ([1]),
que la conversion du redressement en liquidation judiciaire devait être
examinée au regard des dispositions de l'article L. 631-15, II, du code de
commerce, applicable en la cause ; que la cessation des paiements étant déjà
constatée lors de l'ouverture du redressement judiciaire, le renvoi opéré par
ce texte à l'article L. 640-1 du même code ne peut viser que la condition
relative à l'impossibilité manifeste du redressement ; que dès lors, la cour
d'appel n'avait pas à se prononcer sur la cessation des paiements[2].
|
c. Respect de la vie privée
et liberté d'expression : recherche de l'intérêt le plus légitime
Obs, sous Cass, 1re civ. 21-03-2018, n° 16-28741
Dans
le numéro 3377, du 6 au 12 février 2014, du magazine Paris Match, la société
Hachette Filipacchi associés (la société) a publié un article, accompagné de
photographies, relatant le mariage religieux de M. A. C. et de Mme T. S. D.
et le baptême de leur fils Alexandre, dit Sacha, ces deux événements s'étant
déroulés quelques jours plus tôt, à Gstaad. Invoquant l'atteinte portée à
leurs droits au respect dû à leur vie privée et à leur image, M. et Mme C.,
agissant tant en leur nom personnel qu'en leur qualité de représentants
légaux de leur fils mineur, ont assigné la société pour obtenir réparation de
leurs préjudices, ainsi que des mesures d'interdiction et de publication.
Pour
accueillir partiellement les demandes de M. et Mme C., après avoir énoncé que
leur mariage religieux et le baptême de leur fils revêtaient un caractère
privé, une cour d'appel avait retenu qu'un tel mariage n'a pas eu d'impact au
regard du rôle tenu par les intéressés sur la scène sociale et qu'aucun
événement d'actualité ou débat d'intérêt général ne justifient qu'il soit
porté atteinte à leur vie privée.
Cependant,
le droit au respect de la vie privée et le droit au respect dû à l'image
d'une personne, d'une part, et le droit à la liberté d'expression, d'autre
part, ont la même valeur normative. Il appartient au juge saisi de rechercher
un équilibre entre ces droits et, le cas échéant, de privilégier la solution
la plus protectrice de l'intérêt le plus légitime. Il résulte de la
jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme que, pour procéder
à la mise en balance des droits en présence, il y a lieu de prendre en
considération la contribution de la publication incriminée à un débat
d'intérêt général, la notoriété de la personne visée, l'objet du reportage,
le comportement antérieur de la personne concernée, le contenu, la forme et
les répercussions de ladite publication, ainsi que, le cas échéant, les
circonstances de la prise des photographies (CEDH 10 nov. 2015, Couderc et
Hachette Filipacchi associés c/ France, n° 40454/07, § 93). La définition de
ce qui est susceptible de relever de l'intérêt général dépend des
circonstances de chaque affaire.
D'où
il suit qu'en se prononçant comme elle l'a fait, sans procéder, de façon
concrète, à l'examen de chacun de ces critères, et, notamment, sans
rechercher, comme il le lui était demandé, si le public avait un intérêt
légitime à être informé du mariage religieux d'un membre d'une monarchie
héréditaire et du baptême de son fils, la cour d'appel n'a pas donné de base
légale à sa décision au regard des articles 8 et 10 de la Convention de
sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, et 9 du code
civil (Arrêt
rendu par Cour de cassation, 1re civ. 21-03-2018, n° 16-28741 (n°
309 FS-P+B)).
|
d. Primauté du droit de
propriété sur le droit au respect du domicile
Obs, sous Cass. 3e civ.
17-5-2018 no 16-15792 FP-PBRI
Le véritable propriétaire d’un
terrain sur lequel a été construite une maison est en droit d’exiger la
démolition et l’expulsion de ses occupants même si ceux-ci sont âgés et y
vivent depuis plus de vingt ans.
Des époux revendiquent auprès
d’un particulier la propriété d’un terrain qu’ils occupent et sur lequel ils
ont construit une maison, se prévalant de la prescription trentenaire (C.
civ. art. 2272). Le particulier leur oppose un titre de propriété sur le même
terrain et demande la libération des lieux et la démolition de
la maison.
Les époux contestent en
invoquant le droit au respect du domicile, protégé par la convention
européenne de sauvegarde des droits de l’Homme (Conv. EDH) ; ils considèrent
que l’atteinte qui serait portée à leur droit serait disproportionnée,
compte tenu de l’ancienneté de leur occupation (la
maison était construite depuis plus de vingt ans) et de leur vulnérabilité
(un époux est décédé pendant l’instance d’appel et le conjoint survivant a 87
ans).
La Cour de cassation[3]
fait néanmoins droit à la demande de libération des lieux et de démolition en
se fondant sur le raisonnement suivant :
-
Les mesures d’expulsion et de démolition d’un bien construit
illégalement sur le terrain d’autrui caractérisent une ingérence dans le
droit au respect du domicile de l’occupant, droit protégé par l’article 8
de la conv. EDH ;
-
Une telle ingérence est fondée sur l’article 544 du Code
civil, selon lequel la propriété est le droit de jouir et disposer des
choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé
par les lois ou par les règlements, et sur l’article 545 du même Code, selon
lequel nul ne peut être contraint de céder sa propriété ;
-
Cette ingérence vise à garantir au propriétaire du terrain le droit
au respect de ses biens, protégé par l’article 17 de la Déclaration des
droits de l’Homme et du citoyen de 1789 et par l’article 1er du Protocole
additionnel no 1 à la conv. EDH ;
-
L’expulsion et la démolition étant les seules mesures de
nature à permettre au propriétaire de recouvrer la plénitude de son droit sur
le bien, l’ingérence qui en résulte ne saurait être disproportionnée
eu égard à la gravité de l’atteinte portée au droit de propriété.
Par suite, dès lors qu’il
résultait d’un acte notarié de partage que le particulier était bien
propriétaire de la parcelle et que les époux n’apportaient pas la preuve
d’une prescription trentenaire, la libération des lieux et la démolition de
l’ouvrage étaient justifiées.
|
(1) Par : Vincent Téchené
[1] - Rappr. : Com. 23 avr. 2013, n° 12-17189, D. 2013. 2551, obs. F. Arbellot.
[1] - Rappr. : Com. 23 avr. 2013, n° 12-17189, D. 2013. 2551, obs. F. Arbellot.
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