jeudi 12 juillet 2018

308 : Panorama de la prévalence de l’intérêt , janv 2018 - juin 2018, par MB




G. La prévalence de l’intérêt sur le texte en droit privé


Obs, sous Cass, com. 28-02-2018, n° 16-19422 ; Cass, 1re civ. 21-03-2018, n° 16-28741 ; Cass. 3e civ. 17-5-2018 no 16-15792 ; Cass. civ. 1, 14 février 2018, n° 17-10499, par M. Bellamallem

On trouvera ci-après des exemples du rôle du juge civil dans la prévalence des intérêts d’une des parties sur les exigences d’une disposition légale explicite, comme exception qui confirme la règle et ne l’annule pas, En principe, les intérêts protégés par le texte ont la priorité dans l’application sur tous les autres intérêts ou droits subjectifs, sauf s’il existe un intérêt impérieux qui légitime la remise en cause exceptionnelle d’un texte. Notre premier exemple dans cette panorama de 2018, c'est l’arrêt de chambre commerciale de la cour de cassation rendu le 28 février 2018 (n° 16-19422), qui n'a pas fait une application stricte de l'article L. 640-2 du code de commerce, qui exige pour la conversion du redressement de la débitrice en liquidation judiciaire, la constatation de la cessation des paiements , seule la condition relative à l'impossibilité manifeste du redressement devant être visée (a), le deuxième exemple, dans ce cadre, c'est l'arrêt de la Cour de cassation française rendu le 21 mars 2018, qui insiste sur la nécessité de concilier entre les intérêts contradictoire, et de chercher de l'intérêt le plus légitime en cas de la contradiction, par exemple, entre l'intérêt au respect de la vie privée et l'intérêt à la liberté d'expression, et qu'une telle tâche relève également de la compétence du juge (b). Le troisième exemple concerne une décision qui peut être présentée comme un modèle des décisions qui respecte le principe de la hiérarchie des normes, et que la prévalence d'un intérêt prépondérant n'est qu'une exception, qui ne doit pas devenir une règle générale, il s'agit, en espèce, d'un conflit entre le droit de propriété et le droit au respect du domicile, la cour de cassation a opté, d'une façon classique et ordinaire, pour les dispositions du code civil concernant le droit de propriété ( article 544 ), la vulnérabilité des demandeurs et l’ancienneté de leur occupation ne peuvent pas faire obstacle à la libération des lieux et la démolition de la maison (c).

a. Application de la jurisprudence "google spain" sur le droit au déréférencement : nécessité d'une mise en balance des intérêts en présence

Obs, sous Cass. civ. 1, 14 février 2018, n° 17-10499,


La juridiction saisie d'une demande de déréférencement est tenue de porter une appréciation sur son bien-fondé et de procéder, de façon concrète, à la mise en balance des intérêts en présence, de sorte qu'elle ne peut ordonner une mesure d'injonction d'ordre général conférant un caractère automatique à la suppression de la liste de résultats, affichée à la suite d'une recherche effectuée à partir du nom d'une personne, des liens vers des pages internet contenant des informations relatives à cette personne. Tel est l'enseignement d'un arrêt rendu par la première chambre civile de la Cour de cassation le 14 février 2018 (n° 17-10499).

En l'espèce, reprochant à Google d'exploiter, sans son consentement, des données à caractère personnel le concernant, par le biais de son moteur de recherche, une personne a saisi le juge des référés, sur le fondement de l'article 809 du Code de procédure civile, pour obtenir la cessation de ces agissements constitutifs, selon lui, d'un trouble manifestement illicite. La cour d'appel (CA Aix-en-Provence, 15 septembre 2016, n° 15/13987 ) a notamment enjoint à Google de supprimer les liens qui conduisent, lors de recherches opérées incluant les nom et prénom de l'intéressé, à toute adresse URL identifiée et signalée par ce dernier comme portant atteinte à sa vie privée, dans un délai de sept jours à compter de la réception de ce signalement.

La Cour de cassation rappelle, d'une part, les termes des articles 38 et 40 de la loi "Informatique et Liberté" (loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 ), qui transposent la Directive 95/46 du 24 octobre 1995 et, d'autre part, la solution issue de l'arrêt "Google Spain" du 13 mai 2014 (CJUE, 13 mai 2014, C-131/12 ). Elle précise, notamment, qu'il résulte de cette décision, que, lorsque le responsable du traitement ne donne pas suite aux demandes de déréférencement, la personne concernée peut saisir l'autorité judiciaire pour que celle-ci effectue les vérifications nécessaires et ordonne à ce responsable des mesures précises en conséquence et que, dans la mesure où la suppression de liens de la liste de résultats pourrait, en fonction de l'information en cause, avoir des répercussions sur l'intérêt légitime des internautes potentiellement intéressés à avoir accès à celle-ci, il y a lieu de rechercher, à l'occasion de cet examen ou de ces vérifications, un juste équilibre, notamment, entre cet intérêt et les droits au respect de la vie privée et à la protection des données à caractère personnel. La Cour en déduit la solution précitée et censure, en conséquence, l'arrêt d'appel. En effet, en prononçant une injonction d'ordre général et sans procéder, comme il le lui incombait, à la mise en balance des intérêts en présence, la cour d'appel a violé les articles 38 et 40 de la loi n° 78-17 et 5 du Code civil (1).



b. Liquidation judiciaire (conversion) : pas d'obligation de constater la cessation des paiements

Obs, sous cass, com. 28-02-2018 ; n° 16-19422



Quelles que soient les conditions dans lesquelles est intervenue l'ouverture de la procédure de redressement judiciaire, la conversion de celle-ci en une procédure de liquidation en application de l'article L. 631-15, II, du code de commerce, dans sa rédaction issue de l'ordonnance n° 2008-1345 du 18 décembre 2008 applicable en la cause, n'impose pas la constatation de l'état de la cessation des paiements, seule l'impossibilité manifeste du redressement devant être caractérisée.
Dans ce cadre, la cour de cassation avait déjà jugé dans un arrêt rendu le 23 avril 2013 ([1]), que la conversion du redressement en liquidation judiciaire devait être examinée au regard des dispositions de l'article L. 631-15, II, du code de commerce, applicable en la cause ; que la cessation des paiements étant déjà constatée lors de l'ouverture du redressement judiciaire, le renvoi opéré par ce texte à l'article L. 640-1 du même code ne peut viser que la condition relative à l'impossibilité manifeste du redressement ; que dès lors, la cour d'appel n'avait pas à se prononcer sur la cessation des paiements[2].


c. Respect de la vie privée et liberté d'expression : recherche de l'intérêt le plus légitime

Obs, sous Cass, 1re civ. 21-03-2018, n° 16-28741

Dans le numéro 3377, du 6 au 12 février 2014, du magazine Paris Match, la société Hachette Filipacchi associés (la société) a publié un article, accompagné de photographies, relatant le mariage religieux de M. A. C. et de Mme T. S. D. et le baptême de leur fils Alexandre, dit Sacha, ces deux événements s'étant déroulés quelques jours plus tôt, à Gstaad. Invoquant l'atteinte portée à leurs droits au respect dû à leur vie privée et à leur image, M. et Mme C., agissant tant en leur nom personnel qu'en leur qualité de représentants légaux de leur fils mineur, ont assigné la société pour obtenir réparation de leurs préjudices, ainsi que des mesures d'interdiction et de publication.
Pour accueillir partiellement les demandes de M. et Mme C., après avoir énoncé que leur mariage religieux et le baptême de leur fils revêtaient un caractère privé, une cour d'appel avait retenu qu'un tel mariage n'a pas eu d'impact au regard du rôle tenu par les intéressés sur la scène sociale et qu'aucun événement d'actualité ou débat d'intérêt général ne justifient qu'il soit porté atteinte à leur vie privée.
Cependant, le droit au respect de la vie privée et le droit au respect dû à l'image d'une personne, d'une part, et le droit à la liberté d'expression, d'autre part, ont la même valeur normative. Il appartient au juge saisi de rechercher un équilibre entre ces droits et, le cas échéant, de privilégier la solution la plus protectrice de l'intérêt le plus légitime. Il résulte de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme que, pour procéder à la mise en balance des droits en présence, il y a lieu de prendre en considération la contribution de la publication incriminée à un débat d'intérêt général, la notoriété de la personne visée, l'objet du reportage, le comportement antérieur de la personne concernée, le contenu, la forme et les répercussions de ladite publication, ainsi que, le cas échéant, les circonstances de la prise des photographies (CEDH 10 nov. 2015, Couderc et Hachette Filipacchi associés c/ France, n° 40454/07, § 93). La définition de ce qui est susceptible de relever de l'intérêt général dépend des circonstances de chaque affaire.
D'où il suit qu'en se prononçant comme elle l'a fait, sans procéder, de façon concrète, à l'examen de chacun de ces critères, et, notamment, sans rechercher, comme il le lui était demandé, si le public avait un intérêt légitime à être informé du mariage religieux d'un membre d'une monarchie héréditaire et du baptême de son fils, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision au regard des articles 8 et 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, et 9 du code civil  (Arrêt rendu par Cour de cassation, 1re civ. 21-03-2018, n° 16-28741 (n° 309 FS-P+B)).




d. Primauté du droit de propriété sur le droit au respect du domicile

Obs, sous Cass. 3e civ. 17-5-2018 no 16-15792 FP-PBRI



Le véritable propriétaire d’un terrain sur lequel a été construite une maison est en droit d’exiger la démolition et l’expulsion de ses occupants même si ceux-ci sont âgés et y vivent depuis plus de vingt ans.
Des époux revendiquent auprès d’un particulier la propriété d’un terrain qu’ils occupent et sur lequel ils ont construit une maison, se prévalant de la prescription trentenaire (C. civ. art. 2272). Le particulier leur oppose un titre de propriété sur le même terrain et demande la libération des lieux et la démolition de la maison.
Les époux contestent en invoquant le droit au respect du domicile, protégé par la convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme (Conv. EDH) ; ils considèrent que l’atteinte qui serait portée à leur droit serait disproportionnée, compte tenu de l’ancienneté de leur occupation (la maison était construite depuis plus de vingt ans) et de leur vulnérabilité (un époux est décédé pendant l’instance d’appel et le conjoint survivant a 87 ans).
La Cour de cassation[3] fait néanmoins droit à la demande de libération des lieux et de démolition en se fondant sur le raisonnement suivant :
-       Les mesures d’expulsion et de démolition d’un bien construit illégalement sur le terrain d’autrui caractérisent une ingérence dans le droit au respect du domicile de l’occupant, droit protégé par l’article 8 de la conv. EDH ;
-       Une telle ingérence est fondée sur l’article 544 du Code civil, selon lequel la propriété est le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements, et sur l’article 545 du même Code, selon lequel nul ne peut être contraint de céder sa propriété ;
-       Cette ingérence vise à garantir au propriétaire du terrain le droit au respect de ses biens, protégé par l’article 17 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789 et par l’article 1er du Protocole additionnel no 1 à la conv. EDH ;
-       L’expulsion et la démolition étant les seules mesures de nature à permettre au propriétaire de recouvrer la plénitude de son droit sur le bien, l’ingérence qui en résulte ne saurait être disproportionnée eu égard à la gravité de l’atteinte portée au droit de propriété.
Par suite, dès lors qu’il résultait d’un acte notarié de partage que le particulier était bien propriétaire de la parcelle et que les époux n’apportaient pas la preuve d’une prescription trentenaire, la libération des lieux et la démolition de l’ouvrage étaient justifiées.



(1) Par : Vincent Téchené

[1] - Rappr. : Com. 23 avr. 2013, n° 12-17189, D. 2013. 2551, obs. F. Arbellot.

[2] - Arrêt rendu par Cour decassation, com. 28-02-2018 ; n° 16-19422 (n° 172 F-P+B+I)


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