2. Les magistrats du Parquet, des subordonnés
indépendants, par Antoine Botton
Dans cette décision du 8 décembre
2017 (1), le Conseil constitutionnel avait à juger d'une question transmise par
le Conseil d'Etat, visant l'article 5 de l'ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre
1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature (ordonnance
portant loi organique relative au statut de la magistrature Numéro Lexbase :
L5336AGQ) aux termes duquel : "Les magistrats du Parquet sont placés sous
la direction et le contrôle de leurs chefs hiérarchiques et sous l'autorité du
Garde des Sceaux, ministre de la justice. A l'audience, leur parole est
libre". Précisément, les requérants -l'Union syndicale des magistrats-
reprochaient à cet article de placer les magistrats du Parquet "sous
l'autorité du Garde des Sceaux, ministre de la Justice" au mépris, selon
eux, du principe de séparation des pouvoirs et de l'un de ses corollaires,
celui d'indépendance de l'autorité judiciaire, d'une part, et des droits à un
procès équitable et de la défense, d'autre part.
La question intervenait, il est
vrai, dans un contexte particulier. Au niveau interne d'abord, il faut relever
qu'au travers de certaines réformes et initiatives (2), le législateur actuel a
justement souhaité garantir une certaine indépendance fonctionnelle au
ministère public. Il n'en demeure pas moins que la réforme constitutionnelle de
son statut (3) n'a pas abouti et ce, malgré deux rapports en ce sens sous
l'ancienne mandature (4). Concernant le droit du Conseil de l'Europe ensuite,
rappelons que la Cour européenne des droits de l'Homme, de jurisprudence
constante, considère que le ministère public français n'est pas une
"autorité judiciaire" au sens de la Convention, notamment du fait de
son défaut d'indépendance (5). S'agissant enfin du droit de l'Union européenne,
comment ne pas penser ici à la récente adoption du Règlement portant création
d'un Parquet européen (6) ? La référence s'impose ici d'autant plus que le
texte comprend des dispositions garantissant expressément aux membres de ce
Parquet une indépendance à l'égard tant des institutions communautaires que des
Etats membres (7).
Compte tenu de ce contexte, la
réponse du Conseil constitutionnel à la question de l'Union syndicale des
magistrats faisait nécessairement l'objet d'une attente particulière. Sans
surprise toutefois (8) et au terme d'une motivation pour le moins elliptique,
le juge constitutionnel déclare les dispositions attaquées conformes aux droits
et principes constitutionnels invoqués par les requérants. Pour ce faire, il
procède en deux temps : après avoir affirmé qu'il existe un principe
constitutionnel d'indépendance des magistrats du Parquet (I), il juge que la
subordination hiérarchique de ces derniers au Garde des Sceaux ne lui
contrevient pas (II).
I - L'existence d'un principe
constitutionnel d'indépendance des magistrats du Parquet
"Il résulte de l'ensemble de
ces dispositions que la Constitution consacre l'indépendance des magistrats du
Parquet" (9). C'est ainsi que le Conseil conclut son rappel des
"normes de référence", c'est-à-dire des dispositions
constitutionnelles sur lesquelles va s'appuyer son contrôle. La formule est
nette, qui tranche avec l'impression résultant justement de ce rappel.
En effet, hormis l'article 64 de la
Constitution (Numéro Lexbase : L0893AHK) suivant lequel "Le Président de
la République est garant de l'indépendance de l'autorité judiciaire",
aucune des dispositions constitutionnelles visées n'assure précisément une
telle indépendance. A cet égard, le Conseil précise d'une part qu'"en ce
qui concerne les domaines d'action du ministère public", il revient au
Gouvernement, en application de l'article 20 de la Constitution (Numéro Lexbase
: L0846AHS), de déterminer et de conduire la politique de la Nation. D'autre part,
après avoir assez maladroitement rappelé que l'article 64 de la Constitution
garantit une inamovibilité aux seuls magistrats du siège, le juge
constitutionnel reprend les termes de son article 65 (Numéro Lexbase :
L0894AHL) suivant lesquels les décisions relatives à la nomination et à la
discipline des magistrats du Parquet ne font l'objet que d'un avis simple du
Conseil supérieur de la magistrature (CSM), relevant respectivement d'une
compétence exclusive du Président de la République (10) et du Garde des Sceaux
(11).
Si bien que le Conseil infère le
principe d'indépendance du Parquet de dispositions constitutionnelles en
révélant manifestement la dépendance institutionnelle. Il s'agit là d'un
premier paradoxe que la décision tente toutefois de ménager par une précision
concernant cette indépendance : elle "doit être conciliée avec les
prérogatives du Gouvernement et... elle n'est pas assurée par les mêmes
garanties que celles applicables aux magistrats du siège" (12). A en
croire l'expression, l'indépendance constitutionnelle du Parquet serait donc à
la fois relative et spécifique. Le premier de ces caractères laisse toutefois
songeur : est-il possible pour une institution d'être à la fois dépendante et
indépendante ? En d'autres termes, l'indépendance souffre-t-elle la relativité
? Il est vrai que pourrait être objectée à cette vision simpliste -ou de bon
sens, suivant le point de vue- la possibilité théorique de distinguer entre
deux formes d'indépendance, l'une institutionnelle, l'autre fonctionnelle. Dans
cette perspective, la dépendance institutionnelle indéniable du Parquet
n'empêcherait pas son autonomie de fonctionnement. Ainsi, semble l'entendre le
Conseil constitutionnel lorsqu'il évoque, après avoir proclamé l'indépendance
des magistrats du Parquet, "le libre exercice de leur action devant les
juridictions" (13). Toutefois, quand bien même le suivrait-on dans cette
démarche dichotomique, quel est le fondement constitutionnel de ce "libre
exercice de leur action" par les magistrats du Parquet ? En effet, si la
dépendance institutionnelle du Parquet ressort nettement des dispositions
constitutionnelles sus-évoquées, rien de tel en revanche n'émerge s'agissant de
son autonomie fonctionnelle. Aussi, en évoquant leur "libre exercice (d')
action", le Conseil ne peut faire référence qu'aux articles du Code de
procédure pénale et de l'ordonnance attaquée, qui assurent justement aux
magistrats du Parquet une indépendance dans l'exercice de leur triple fonction
de direction d'enquête (14), de déclenchement (15) et d'exercice (16) de
l'action publique (17). Or, tous ces textes ont un point commun : ils n'ont
aucune valeur constitutionnelle (18).
De sorte que le raisonnement mené
par le Conseil nous semble devoir conduire à une conclusion inverse de la
sienne. La Constitution -norme de contrôle- loin d'assurer une quelconque
indépendance aux magistrats du Parquet, prévoit au contraire leur rattachement
institutionnel à l'exécutif. Dès lors, ne faudrait-il pas plutôt y déceler un
principe de dépendance à l'exécutif du Parquet ? La question est, convenons-en,
provocatrice, qui peut faire l'objet de deux objections principales.
En premier lieu, si l'article 16 de
la Déclaration de 1789 (Numéro Lexbase : L1363A9D), siège du principe de
séparation des pouvoirs, ne fait manifestement pas obstacle à l'existence d'un
lien hiérarchique entre le Parquet et le pouvoir exécutif (19), ne prohibe-t-il
pas néanmoins toute reconnaissance constitutionnelle de cette dépendance ? Il
est a priori permis de le penser. Cela étant, l'affirmer nécessiterait de
passer sous silence l'ambiguïté de l'adjectif "judiciaire". S'il
s'attache à un organe, le Parquet, membre du corps "judiciaire", ne
peut être alors envisagé, d'un point de vue constitutionnel, comme dépendant
d'un autre pouvoir. Si, en revanche, l'adjectif est conçu -il est vrai,
abusivement- comme un synonyme de "juridictionnel" et s'attache en
conséquence à une fonction, il est alors notable que le Parquet n'en exerce
aucune, du moins officiellement. Comme l'a lui-même reconnu le Conseil à propos
du projet d'"injonction pénale", ancêtre de la composition, le
Parquet n'est pas une autorité de jugement mais une autorité chargée de
l'action publique (20). Par conséquent, si l'on confère un sens identique aux
épithètes "judiciaire" et "juridictionnel" lorsqu'ils
s'attachent à un "pouvoir" à séparer, il serait envisageable, pour le
Conseil, de consacrer un principe de dépendance des magistrats du Parquet sans
pour autant bafouer l'article 16 de la Déclaration de 1789. En effet, si cet article
ne vise qu'à séparer le pouvoir juridictionnel des autres pouvoirs, il ne
saurait alors concerner l'activité, par hypothèse (21), non-juridictionnelle du
Parquet.
Dès lors, quelle définition retenir
de l'adjectif "judiciaire" attaché à un pouvoir devant être séparé ?
Si l'on s'en tient à la jurisprudence du Conseil, celle consistant à
l'envisager tel un "pouvoir" de jugement. En effet, suivant une
formule du Conseil, l'article 16 de la Déclaration "implique le respect du
caractère spécifique des fonctions juridictionnelles, sur lesquelles ne peuvent
empiéter ni le législateur ni le Gouvernement" (22). Ainsi entendu, le
principe constitutionnel des séparations des pouvoirs n'obvie alors en rien à
la consécration de celui de dépendance des magistrats du Parquet, sauf, il est
vrai, à leur reconnaître officiellement une fonction juridictionnelle qu'ils
exerceraient déjà, selon certains auteurs (23), à titre officieux.
Pareille consécration ne se
heurterait-elle pas, en second lieu, à la jurisprudence déjà rappelée de la
Cour européenne des droits de l'Homme concernant le ministère public français
(24) ? Nous ne le pensons pas. Bien au contraire, la reconnaissance
constitutionnelle de la dépendance du Parquet aurait pour mérite de ne plus
jurer avec le constat dressé par la Cour. Il convient surtout de rappeler ici
que la position de la Cour ne remet nullement en cause le statut du ministère
public français ; elle ne concerne que les prérogatives qui lui sont reconnues
en matière d'arrestation et de détention avant jugement. En effet, elle veille
exclusivement à ce que, conformément à l'article 5 § 3 de la Convention (Numéro
Lexbase : L4786AQC), toute personne arrêtée ou détenue soit "aussitôt
traduite devant un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des
fonctions judiciaires". La Cour est donc tout à fait indifférente à
l'institution, en elle-même, d'un Parquet dépendant et partial tant que
celui-ci n'exerce pas les prérogatives d'une "autorité judiciaire"
telle qu'elle l'entend.
Au terme de ces développements,
l'affirmation d'un principe d'indépendance des magistrats du Parquet ne semble
pas sans conteste ; la consécration d'un principe inverse, doté quant à lui de
véritables fondements constitutionnels, disposant de l'avantage indéniable de priver
d'intérêt la question de constitutionnalité ici posée au Conseil. Ce dernier a
toutefois choisi d'ouvrir la "porte étroite" de son contrôle, pour
mieux, il est vrai, la refermer brusquement au nez des requérants.
II - La conformité de la subordination
hiérarchique des magistrats du Parquet
"Les dispositions contestées
placent les magistrats du Parquet sous l'autorité du Garde des Sceaux, ministre
de la Justice". Par ce considérant lapidaire débute l'examen de
constitutionnalité de l'article 5 de l'ordonnance de 1958, celui-ci semblant
ainsi condamné sans avoir même été jugé. C'était sans compter le souci du
Conseil de ménager quelque effet de surprise à ses lecteurs. Au terme d'un
suspens relativement bref, compte tenu de la sécheresse de la motivation, le
Conseil déclare effectivement cet article conforme à la Constitution, usant
ainsi d'une recette bien connue des auteurs de romans policiers : celui que
tout désigne comme coupable à la première page est, contre toute attente,
reconnu innocent à la dernière. L'entre-deux est souvent de peu d'intérêt pour
le lecteur de ces romans. Rien de tel cependant en l'occurrence, la motivation
de la décision, bien que laconique, étant remarquable à deux égards : quant à
la méthode de contrôle qu'elle révèle, d'une part, et quant à sa teneur,
d'autre part.
Dans la décision commentée, le
contrôle de constitutionnalité des dispositions attaquées tient principalement
en celui de leur environnement juridique. En effet, au lieu de procéder à
l'examen de l'article 5 de l'ordonnance de 1958 en lui-même, le Conseil opte
pour un rappel de l'ensemble des normes infra-constitutionnelles relatives à
l'indépendance des magistrats du Parquet. Précisément, il relève, dans un
premier temps (25), toutes les dispositions légales marquant la dépendance de
ces derniers au pouvoir exécutif : les règles de nomination et de discipline
contenues dans l'ordonnance de 1958 (26) mais aussi celles prévues par le Code
de procédure pénale en matière d'instructions générales de politique pénale émises
par le garde des Sceaux (27).
Puis, dans un second temps, le
Conseil mentionne les textes assurant, au contraire, une indépendance
fonctionnelle aux magistrats du Parquet car prohibant toute instruction du
Garde des Sceaux dans les affaires individuelles (28), garantissant une liberté
de parole aux membres du ministère public (29), soumettant leur action au
principe d'impartialité (30) ou encore leur permettant de décider librement de
l'opportunité des poursuites (31).
Une fois rappelé leur contexte juridique,
le Conseil juge alors que les dispositions contestées ne portent pas une
atteinte disproportionnée au principe d'indépendance des magistrats du Parquet
précédemment dégagé et ne contreviennent, au surplus, à aucun autre des droits
et libertés garantis par la Constitution.
Antoine Botton Professeur à l'Université Toulouse
I - Capitole
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